De son enfance, Eoin n’a pas vraiment de souvenir net. Ou véritablement heureux. Comme si ce qui était arrivé l’année de ses quinze ans avait occulté tout le reste. Pourtant, il avait été heureux, il le savait. Pourtant, il ne parvient pas à se souvenir. C’est un fait établi, point. Une évidence, quelque chose qui est fait, et plus à refaire. Il était si proche de Liam que même lorsqu’ils étaient ensemble, on pouvait croire qu’il n’y en avait qu’un. Il aimerait qu’aujourd’hui encore, ce soit le cas. Malheureusement, Liam a vu des choses qu’il n’aurait jamais du voir, Liam a subi des choses que jamais au grand jamais, il n’aurait du subir. Hélas, c’était arrivé et Eoin n’y pouvait rien…
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Quelque chose ne va pas. Je le comprends immédiatement quand je vois la porte de la maison entrouverte. Maman est toujours tellement parano. Gen est derrière moi. Papa m’a laissé la voiture pour aller la chercher chez sa meilleure amie. Liam voulait conduire aussi, mais à pile ou face, c’est moi qui ai gagné. Je gagne toujours. Papa dit toujours la chance du débutant, mais je n’y crois pas. Je suis chanceux, et Liam ne l’est pas.Quand il découvrit son jumeau, ce jour là, il regretta immédiatement ses pensées. Il avait demandé à sa jeune sœur de ne surtout pas le suivre à l’intérieur, mais autant pisser dans un violon. Il avait tenté de lui cacher ce qu’il voyait, mais n’avait jamais su, jamais demandé, ce qu’elle avait réellement vu. Ce dont il était sûr, c’était qu’elle avait vu leur frère, le seul qui leur restait. Prostré, ensanglanté. Un instant, il se demanda si Liam était responsable de tout cela. S’en voulant immédiatement pour avoir eu une telle pensée. Bien sur que non. Liam était si traumatisé qu’il pouvait à peine parler. Et pas seulement physiquement. Tandis que les ambulances et la police arrivaient, dans un fracas de sirènes, le jeune homme caressa les cheveux de son frère, dont la tête reposait sur ses jambes…
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Eoin regarda Liam. Il avait le regard vide, fixant l’horizon d’un azur infini à travers le hublot de l’avion. Genesis était devant eux, avec leur tante. Il les entendait mais ne les écoutait pas. L’avion les emmenait à Dublin et, de là, leur oncle les conduirait tous à Dungannon, où ils vivaient tous. Il leur était reconnaissant de les élever. Ils n’y étaient pas obligés. Seulement, quitter la Floride était une déchirure pour lui. Il aurait pu rester. En pensionnat. Sa famille en avait les moyens. Mais pas un instant il n’avait songé à les abandonner. Liam et Genesis. Elle était encore une enfant, même si elle avait grandi bien trop vite en seulement quelques semaines. Quant à Liam… Il prit la main de son frère, la pressant légèrement. Mais, hélas, comme il s’y attendait, il n’eut aucune réaction. Les médecins disaient qu’il était encore en état de choc, que cela finirait par passer. Eoin commençait à sérieusement en douter.
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« Quoi ? Non, c’est hors de question ! »
Eoin avait surpris la conversation. Il était question d’envoyer Liam en hôpital psychiatrique. Il refusait catégoriquement l’idée. Les deux adolescents venaient d’avoir seize ans, et en cet été 1997, il refusait absolument non envisageable qu’il soit séparé de son jumeau. Il vit son oncle et sa tante se regarder avec un air de concertation. Mais il n’en démordrait pas ! Liam n’irait nulle part.
Pourtant, il n’avait pas pu l’empêcher. Il avait passé les dernières semaines à aller voir Liam autant qu’il le pouvait. Il n’avait pas franchement l’impression que l’état de ce dernier s’améliorait. Il n’avait jamais vraiment su ce que ces hommes avaient fait à son frère, à part les immondes scarifications sur son dos. Liam n’en avait jamais parlé. Pas à lui, en tous cas. Eoin sentait qu’il perdait peu à peu son frère, et il souffrait de ne rien pouvoir y faire.
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« Quoi ? »
« Rien. » répondit en souriant.
La jolie blondinette reporta son attention sur la télévision. Savait elle à quel point il se sentait bien avec elle ? Probablement en avait elle une vague idée. Les femmes sentaient ce genre de choses, et il ne pouvait décoller son regard d’elle depuis l’instant où il l’avait rencontrée. Avec elle, il ne pensait à rien, et surtout pas à son passé, sa famille. Son jumeau. Liam ne s’était jamais remis de tout ça. Eoin était entré dans la police, et il s’accrochait à ça avec une détermination qui forçait l’admiration de tous autour de lui. Mais personne ne savait pourquoi. A part elle. Il s’était confié à elle, sans vraiment s’en rendre compte. Tout semblait si simple quand elle était là. Et six mois plus tard, elle était toujours là.
« Tu viens, oui ? J’ai froid et j’ai faim. »
« J’arrive, votre majesté. »
Il entendit son petit rire chantant, et la rejoignit, apportant une énorme assiette de pizza. Elle était petite, menue et pouvait engranger au moins deux fois plus que lui. Eoin passa un bras autour d’elle, l’attirant contre lui.
« Arrête, je mange ! » gémit elle.
Mais il ne s’arrêta pas. Au moins, dans ses bras, il ne pensait pas à son frère.
« C’est ton fils ! Tu comptes l’abandonner comme tu m’as abandonnée ? »
« Quoi ? Non, je n’ai abandonné personne ! »
« Ah oui, vraiment ! Pourquoi ni ta sœur ni ton frère ne sont au courant alors ? »
Elle marquait un point. Fort heureusement, le bébé de huit mois avait le sommeil lourd. Très lourd. Mais il ne pouvait pas rester ici. Pas quand il avait enfin obtenu le poste qu’il voulait à la police de Dungannon. Certains, beaucoup même, lui avaient certifié qu’il faisait une grosse erreur. La vérité était qu’il voulait juste rester proche de Genesis et Liam. Elle ne le suivrait pas, il en avait douloureusement conscience. Laisser la femme qu’il aimait et leur fils, ici, à Belfast, lui déchirait le cœur. Il la regarda enfin et vit que sa colère n’était qu’en surface. Elle avait le visage ravagé par les larmes. Eoin la serra dans ses bras, la suppliant de venir avec lui. Mais elle n’avait jamais voulu.
Et à présent, quatre ans plus tard, elle était toujours à Belfast, elle avait refait sa vie et il ne voyait son fils que de façon épisodique. Il aurait aimé le voir plus, sincèrement. Il manquait de temps. Toutefois, il était un papa gâteau et le couvrait d’affection (et de cadeaux) aussi souvent qu’il le pouvait. D’autant qu’à présent, sa sœur est au courant de l’existence de son neveu et c’est clairement une épine de moins qu’Eoin a dans le pied. Spécialement avec Liam qui ne fait pas franchement dans la légalité.